Marion a alors 84 ans et travaille toujours.
JR : Comment avez-vous démarré ce travail ?
MR : Lorsque j’avais 22 ans j’ai participé à des cours de massage basés sur la respiration et la femme qui animait ces cours travaillait avec un psychiatre Junguien. Ensemble, ils ont constaté que lorsque les patients faisaient un travail corporel en plus de leur thérapie, il leur était plus facile d’exprimer leurs émotions, et leurs thérapies étaient plus courtes. Trente ans plus tard, une jeune femme aux U.S.A. m’a demandé si je pouvais lui enseigner cette méthode. Durant cet enseignement, des choses étonnantes se sont produites chez les personnes que l’on traitait. Voilà en deux mots comment cette méthode a vu le jour. Nous avons observé ce qui se passait chez les personnes que l’on soignait. Nous avons ainsi obtenu quantité d’informations sur ce qui se passe lorsque l’on donne la possibilité aux personnes de lâcher prise, sans être intrusif : cela leur permet de prendre conscience de leurs émotions. Nous avons souvent eu accès à leur inconscient ; ils ont pu revivre des expériences, des pensées et des sentiments qu’ils avaient totalement oubliés. Tout à coup, ces expériences leur étaient à nouveau accessibles. Grâce à cela, des changements majeurs se produisaient.
JR : Quelle est la base théorique de votre travail ?
MR : La base théorique c’est que le corps ne ment pas. Le corps garde en mémoire tout ce qui s’est réellement passé. Il est le reflet de notre histoire. Il ne change rien. Parfois on nous pose une question et nous répondons grâce à notre réflexion, nous pouvons influencer cette réflexion, tandis qu’elle ne peut influencer notre corps. La respiration tout particulièrement, ne peut pas être influencée. Quelque chose de très spontané se produit chez le patient et cet état, nous le ressentons avec nos mains. Nous avons accès à des expériences et des émotions auxquelles nous n’aurions pas eu accès autrement.
JR : Pourriez-vous décrire comment vous voyez le corps lorsque vous travaillez sur quelqu’un ?
MR : Lorsque je regarde un corps, j’ai l’image de l’aspect qu’il aurait s’il était parfaitement équilibré ; j’observe ensuite ce qui s’est produit, comment ce corps s’est éloigné de sa perfection. Je crois qu’il existe des expériences que l’on n’est pas en mesure de gérer au moment où elles se produisent. Par conséquent, nous les refoulons dans notre inconscient à l’aide de nos muscles. Les muscles «étouffent» les émotions et/ou la mémoire de ce qui s’est produit, et ainsi les muscles liés à cette expérience antérieure se transforment dans le schéma corporel.
JR : Quel est le lien entre le mouvement et la Méthode Rosen ?
MR : Le mouvement ou plutôt l’absence de mouvement va nous indiquer où une personne n’est pas physiquement libre. Si vous prenez un enfant par exemple, généralement il est tout à fait libre dans ses mouvements. Mais si un enfant vit des expériences effrayantes ou douloureuses, ou encore s’il a refoulé ses sentiments, s’il existe des choses qui n’ont pu être dites, alors toutes sortes de muscles vont entrer en jeu, se tendre, et former comme une barrière à cette liberté de mouvement. Par conséquent, lorsque nous observons une personne se mouvoir, nous constatons où cette personne s’accorde ou non une liberté de mouvement.
JR : Dans ce processus, quelle est l’expérience du patient et celle du praticien lorsque ces émotions refont surface ?
MR : Le praticien constate que la respiration devient plus profonde, voit le teint changer, et observe un mouvement rapide des yeux … parfois peut détecter un souffle. Le patient, lui, revit l’émotion – l’émotion vraie, telle qu’il l’a vécue au moment d’un traumatisme ou d’une difficulté. Ce n’est pas quelque chose de réfléchi, mais au contraire quelque chose de spontané qu’il revit réellement.
JR : Comment ce lien entre corps et conscience se produit-il ?
MR : Lorsque la personne se relâche et qu’elle permet à ces émotions de remonter à la surface, le corps réagit différemment car il n’est plus sous tension ; et ces émotions, quelles qu’elles soient, peuvent s’exprimer soit en pleurant, soit en riant, soit en verbalisant l’expérience. En fait, le patient accepte ce qui lui arrive, il est prêt à revivre ces émotions. Je ne pense pas qu’il y réfléchisse. Il pleure parce qu’il a besoin de pleurer. Et il peut pleurer pendant un moment, ou bien il parle pendant un moment pour exprimer à quel point c’est douloureux. Mais il revit cette expérience de manière très rapide. Et peu de temps après, il ressent un immense soulagement. Comme une cocotte minute dont la vapeur aurait été relâchée. Lorsque cette vapeur est relâchée, il n’y a plus de sifflement. C’est cela qui se produit lorsqu’on travaille sur quelqu’un qui revit une expérience qui a été enfouie pendant longtemps.
JR : Pouvez-vous relater un exemple vécu de cette prise de conscience chez une des personnes avec qui vous avez travaillé ?
MR : Je me suis occupée d’un psychiatre sur un temps très court, peut-être juste 25 mns. Il avait un gros ventre protubérant, qu’un diaphragme très fermé avait accentué. Alors que je travaillais, il m’a dit que son père était décédé lorsqu’il avait 9 ans. Il avait travaillé sur cet événement en analyse sept ans durant pendant sa formation. Mais alors que je le touchais, il s’est mis à pleurer et m’a dit qu’il n’avait jamais ressenti comment il avait vécu l’annonce : « tu es désormais l’homme de la famille, tu devras aider ta mère, ton petit frère et ta petite sœur » . Il s’est souvenu de la peur que cela avait provoquée chez lui et de penser : « comment le pourrais-je ? Je n’ai que 9 ans. Je ne pourrai jamais être comme mon père. Jamais. » Il avait réussi dans la vie, mais avait toujours eu ce sentiment de ne jamais être tout à fait à la hauteur. Après avoir revécu comment il s’était senti démuni, non pas de les avoir, mais de le revivre, il se sentait beaucoup, beaucoup mieux. Et lorsqu’il s’est relevé il fut très étonné de constater que son gros ventre protubérant avait disparu. Son diaphragme s’était relâché, et au lieu de pousser son ventre vers l’extérieur, il permettait à celui-ci de reprendre sa place originale, le diaphragme bougeant plus librement. Il me dit à quel point c’était incroyable qu’en l’espace de 25 mns il ait pu faire l’expérience de ce qu’il avait réellement ressenti alors qu’en sept ans d’analyse, ce n’était pas le cas.
JR : Pouvez-vous expliquer le rôle de la parole dans la Méthode Rosen ?
MR : Je dis à la personne ce que je ressens lorsque je la touche, lui indique quelles parties du corps sont tendues et ont perdu de leur mobilité – là où la respiration ne pénètre pas suffisamment du fait de tensions musculaires chroniques. Le praticien les sent avec ses mains, les voit avec ses yeux. Et puis je suis beaucoup à l’écoute de la personne, si elle souhaite s’exprimer ou si elle change d’expression. Je ne pose pas beaucoup de questions.
JR : Que dites-vous ?
MR : Je peux dire par exemple que je constate une forte tension au niveau des omoplates, ce qui signifie que les muscles qui permettent aux épaules d’être souples vont au contraire les maintenir en place de manière figée. Par conséquent, si la personne veut tendre ses bras pour faire quelque chose, il y a toujours une barrière. Cette barrière va empêcher la personne de tendre ses bras et de faire ce qu’elle aime vraiment. Ensuite, je laisse la personne l’intégrer. Si c’est important pour elle, elle l’intègre effectivement et elle en parle, ou bien elle commence à respirer plus profondément. Nous notons alors qu’elle revit des émotions. On pourra alors lui dire : « Votre respiration va jusque dans vos épaules maintenant ; il semblerait qu’on ait touché à quelque chose ». Je peux le dire comme je peux ne pas le dire ; en tout cas, le dialogue est de cet ordre-là. Faire remarquer les changements, indiquer le lieu des tensions, qu’il y a des tensions au niveau des jambes par exemple, et maintenir les jambes en place.
JR : Que faites-vous lorsque la douleur et la colère remontent lors d’une session Rosen ?
MR : On permet simplement à cette douleur et à cette colère d’être. La douleur peut apparaître lorsqu’un muscle relâche la tension qui s’était installée depuis longtemps. Lorsqu’un muscle est tendu longtemps, il semble engourdi, comme s’il était mort. Lorsque ce muscle est remis en mouvement, il est douloureux au départ. Mais si la personne prend conscience de cette tension et de sa douleur émotionnelle, la douleur disparaît.
JR : Comment apparaissent la fatigue et la lassitude ?
MR : La fatigue est intimement liée à la tension car la tension représente un effort. Vous faites constamment appel à vos muscles. Si vous avez plusieurs parties du corps tendues, cela enlève de votre énergie. Mais si vous vous relaxez, vous n’êtes plus obligé d’être dans la tension. Vous ne gaspillez pas d’énergie « négative ». Le corps alterne habituellement entre tension et relâchement. Si c’est le cas, on ne se fatigue pas. Par contre, si vous êtes constamment dans la tension sans relâcher, la fatigue s’installe.
JR : Que se produit-il si la personne ne respire pas correctement ?
MR : Cela crée quantité de problèmes tels que le manque d’oxygène. Si on ne permet pas au diaphragme de faire son travail dans certaines parties du corps, l’intérieur du tronc n’est pas massé plusieurs milliers de fois par jour comme il se doit habituellement. Par conséquent, une bonne respiration est essentielle dans le maintien d’une bonne forme physique.
JR : Il existe d’autres méthodes telles que le yoga ou la méditation où la respiration est le vecteur à une reprise de conscience de nous-mêmes.
MR : Certes, mais nous pensons que permettre à la respiration naturelle de s’installer est beaucoup plus efficace que de réfléchir à sa respiration de manière volontaire et consciente. Nous aidons simplement la personne à lâcher prise et à retirer les barrières qui font qu’elle ne respire pas naturellement. Si vous voulez, on peut réfléchir à sa respiration de manière volontaire, mais lorsqu’on dort ou on travaille, on n’y pense pas, et donc on respire moins bien. Mais si cette barrière à la crispation et à une mauvaise respiration est enlevée, alors on respire de manière différente et plus propice. Cela aide vraiment le corps à fonctionner correctement.
JR : J’ai eu des moments dans ma vie où je me suis senti totalement soutenu grâce à une relation d’amour intime. Lorsque vous parlez de la Méthode Rosen, elle semble très proche de cet espace privilégié où une personne se sent aimée et acceptée de manière subtile et entière.
MR : C’est exact. Dans une relation, bien entendu, nous attendons cela. Mais nous portons beaucoup de bagages. Nous ne sommes pas toujours en mesure de nous donner complètement, ni d’ailleurs de recevoir (ce que l’autre nous apporte). C’est lié au fait d’être soi-même, de ne pas avoir à cacher ses sentiments, ne pas avoir à cacher son potentiel, de permettre à une autre personne de nous toucher sans avoir peur.
JR : Quelle est votre conception de l’acceptation et de la spiritualité ?
MR : Je pense que cela se reflète énormément dans notre respiration, notamment au niveau du diaphragme. Car le diaphragme doit se contracter à l’inspire, et puis se relâcher complètement à l’expire. Cela ne peut se produire que dans un climat de confiance. La personne a confiance en elle, ou en la personne du praticien, ou encore a confiance en la vie. L’étape suivante, qui me paraît être la plus importante, est celle de l’abandon de soi. C’est une étape qui, quoiqu’il arrive, est normale. On permet alors à la respiration d’être profonde, au corps de s’ouvrir. On s’abandonne à ce qui est, et à ce moment-là on s’abandonne à quelque chose qui nous dépasse. Certaines personnes voient cette expérience comme une ouverture à l’univers, une puissance de l’au-delà – ou comme Dieu – peu importe le nom qu’ils donnent. Tous sont affectés par ce processus et touchent à quelque chose de l’ordre de l’au-delà. Certaines personnes disent : « je me sens totalement en paix. Je me sens tellement bien. J’ai l’impression que plus rien ne peut me faire de mal ». Voilà ce qui se produit dans un corps libéré, grâce au lâcher-prise. Ceci, je pense, est notre lien avec ce que nous appelons la spiritualité.